Pratique architecturale expérimentale (IV) / 2006-2008 /
Schizo-house / Villa Pa’Ma’ 5

 

Genèse

Les propriétaires de la future villa Pa’Ma’ 5 désiraient habiter depuis longtemps une villa moderne, c'est-à-dire une maison blanche, avec de grandes surfaces vitrées, des formes cubiques (obtenues par l’apport des toitures terrasses) et un plan libre. L’objet de leur désir était référencé, bien identifié et il ne s’agissait pas de le corrompre au nom d’une figure de style usitée et décalée par rapport aux dernières avancées de la critique et de l’expérimentation. Cette lisibilité permettait de fonder un point de départ à ce que devait ressembler au final la maison construite. Jouer au plus près de ces codes dénoncés depuis une trentaine d’années par la critique internationale n’est pour nous en aucun cas un obstacle. Les formes se nouent dans l’entrelacement des forces qui occupent le terrain des investigations de la création et le champ des désirs des habitants.
« Peu importe le matériau de base, ce qui vaut est la lancée rythmique d’une temporalisation capable d’agencer des hétérogènes ensemble »1. Cette proposition presque programmatique énoncée par Guattari, et qui semble assez opaque, explicite parfaitement la position de cette schizo-architecture qui ne donne aucune valeur à la modernité ou à la postmodernité : ces deux formes historiques valent pour une quelconque inscription de la vérité révélée mais un champ de forces hétérogènes ne demande aucune astreinte morale et s’offre à ceux qui ne s’inscrivent plus dans toutes formes d’intentionnalité ou de nécessité malgré les fortes pressions contemporaines dont les expressions les plus diverses (art, culture, politique) en attestent la puissance effective.
Le mode de la formation consiste à extraire des lignes d’écritures en trouvant ce souffle de mots capable de concrétiser une architecture qui vaut pour sa puissance, ses passages d’affects purs, faisant abstraction de toutes formes de subjectivité capable de se rabattre sur des figures de l’identité. Si nous acceptons de travailler avec de la couleur blanche et des formes somme toutes cubiques, le spectre de se re-territorialiser sur les flux de la modernité usitée et inopérantes (incapable de se poser la question de son origine, de son sens, calque identitaire absolu) pourrait sembler se refermer sur la villa projetée. Cela se joue sur le raffinement d’un peu de choses qui font basculer ces modèles formels vers une autre perception. Le caractère hétérogène des objets partiels qui rentrent dans le mode synthétique de la formation et leur combinaison coloré dans des lignes d’écriture indéfinissable assure une ligne de résistance nuancée et sophistiquée aux rabattements identificatoires.

Chromosome 3

Le film « Chromosome 3 » de David Cronenberg est un agent imaginaire de ce que nous cherchions vaguement, un univers de subjectivation rare. Ce n’est pas tant le scénario qui nous intéresse directement, l’histoire d’une structure familiale qui se détruit, mais la manière dont le réalisme de cette histoire se déploie dans un surréel psychiatrique puissant. Il existe un magnétisme très particulier entre le champ narratif mêlant le mélodrame, le fantastique et le réalisme très cru des lieux et de sa restitution sur la pellicule (cadrage, lumière, mouvements de la caméra) dont l’architecture de la clinique participe activement à l’ambiance troublante du film. L’architecture de la clinique de l’horreur est très proche des architectures de Charles Moore. La puissance narrative du film, la puissance psycho somatique capable des pires mutations corporelles résonne avec une puissante capacité narrative propre à ce type d’architecture. L’architecture de Charles Moore donne au lieu un fort potentiel d’appropriation : cette architecture se dilate, avec des pulsations continuelles, conditionnée par des mouvements corporels. Moore ouvre la porte à une fusion extraordinaire de méthodes narratives2. Nous avons été imprégné par cet univers singulier et son intrication avec une architecture postmoderne, donc datée, qui participe à renforcer le récit. Souvenir d’une sensation : la villa Pa’Ma’5 n’essaie pas d’être une copie de ce complexe narratif, elle retient de ce film la présence muette qui se déploie sur un terrain, un passage d’affects purs qui crée une atmosphère intimement nouée entre le récit et le lieu. Avant d’être une architecture, Pa’Ma’5 architecture les lieux au moyen de son extension architectonique sur le terrain accidenté. La villa franchit le vide pour coloniser la partie haute du terrain, s’enroulera le plus possible autour des arbres. Elle se déroule autour du vide, les regards convergent vers le végétal, les points de vues sont alors stoppés par les masses. Elle passe au dessus, elle franchit et se déploie en augmentant sa porosité et le contact entre l’extérieur et l’intérieur pour s’appuyer en mitoyenneté sur l’existant de manière légère. La villa coïncide avec un ensemble de points de vues particuliers qui chacun de manière isolé architecture un lieu.

Un désir nommé Hedjuk

John Hedjuk, membre du groupe d’architectes new yorkais « Five », travailla à partir des canons formels des années 1920-1930 du mouvement moderne sans bien évidement pouvoir justifier d’un quelconque investissement social et politique sur le corps social équivalent à celui de leur modèle dans le New York des années 1970. Manfredo Tafuri voyait dans ces jeux linguistiques une forme stérile et insouciante du rôle constituant de l’architecture. Les architectures, souvent de papier, quand elles se construisaient (notamment Meier) demeuraient des architectures dont la beauté plastique renvoyée à l’opulence bourgeoise se désolidarisant du corps social, des suburbias phagocytant la mégapole américaine. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure les rapports d’amitié entre Stella, peintre emblématique du minimalisme américain, et Richard Meier marque le rapprochement théorique des deux champs artistiques. Simple jeu de l’esprit dénoué de toute pesanteur ontologique pour beaucoup, les propositions de Hedjuk prendront une orientation très singulière à travers les dessins qui seront édités après la disparition du groupe3. Si nous regardons ces fameuses maisons dont la figure de la croix persiste le long de ces études, nous voyons bien que les lois du plan libre n’existent plus, redonnant au plan une fonction de différenciation : l’espace et le temps ne rendent plus compte d’un continuum spatio-temporel. Mais au-delà du retour de la pièce inaugurée par Louis Kahn quelques années plus tôt, l’étirement de ces couloirs perturbe l’œil et amène une tension dans le parcours. Pour obtenir cette découpe fonctionnelle et hiérarchique du temps (à chaque pièce, un usage, un ensoleillement et une exposition solaire différents et uniques), un agencement particulier d’espaces de circulation en croix a pris des proportions démesurées capable d’isoler chaque groupe d’usages qui se concrétisent dans un lot de pièces originales, différentes les unes des autres, soit par une coloration différente, soit par des géométries singulières. L’exagération du motif de la croix distributive et exclusive nous renvoie à la question de savoir si c’est le délire de ce dispositif spatial hors d’échelle qui a impulsé cette division des activités humaines : la maison se métamorphose comme une dernière division spatiale d’un corps social devenu hautement spécialisé (la division exacerbée du travail excitée par la technicité croissante des compétences). Cette déformation spatiale outrancière sous tend quelque chose de beaucoup plus raffinée que les procédés rationnels et logiques de leur détracteurs : celle de l’échelle intensive4 de cette architecture et le problème de la multi dimensionnalité que nous avons analysé dans le palais de Justice de Jean Nouvel à Nantes. A force de démultiplication de l’espace dans cette figure de la croix et sa nature exclusive et distributive, vous percevez dans le déplacement mental aussi bien que physique dans l’expérience sensible un déversement d’affects qui traversent l’esprit pour dégager une série de questionnements débouchant sur des étranges sensations de concepts : l’architecture se retrouve étirée comme les corps des christ des enluminures moyenâgeuses. Cette multi dimensionnalité intensive favorise de traiter des forces architectoniques comme autant d’attributs de puissances affectives qui résonnent entre elles. Au cours de leur extension dans le déploiement de la villa sur le terrain, ces échelles particulières s’agencent sous l’impulsion d’intensités d’affects musicaux.

Musicalité 

Un troisième champ d’affects a opéré pour créer la maison et a résonné avec la multi dimensionnalité que nous avons vue dans l’œuvre de Hejduk et Nouvel. Les agencements spatiaux se sont articulés les uns aux autres comme une musicalité, non pas comme une musique que l’on essaierait de saisir sous la forme architecturale renvoyant à des effets dynamiques pour l’oeil, cela reste une analogie dont nous ne voulons pas la correspondance trop littérale. Lorsqu’elle est une musicalité, elle fonctionne comme une musique, trouvant des pulsations, des rythmes et des vibrations. Et ce indépendamment de toutes figures géométriques. Peu importe le matériau de base. Cette vibration est obtenu dans la villa Pa’Ma’5 par la mise en rapport de différentes échelles spatiales. Toute notre attention a été de mettre au contact une architectonique des surfaces et non une articulation entre une somme d’espaces géométriques définis par leurs enveloppes respectives. Ici, chaque espace est la composition d’êtres spatiaux, c'est-à-dire d’un ensemble de fragments de murs, de poutres dont certains bouts définissent un espace quand l’autre extrémité appartient à un autre espace. Certaines masses architectoniques peuvent aussi s’émanciper de leur contrainte limitative d’enveloppe pour s’étendre à l’air libre. La matière excède l’espace, l’architectonique aride de cette villa déborde la spatialisation des usages pour dessiner des agencements spatiaux plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord. Cette stratégie non démonstrative (elle reste dans son immaculée blancheur et dans une rigueur économique et structurelle obligée) apporte à la villa une certaine sophistication. Les agencements spatiaux se déroulent le long du terrain et n’obéissent plus à la volonté d’une articulation d’espaces définis et identifiables dans leur limites surfaciques (loi du tout transcendant les parties). Ils renvoient la perception sur des imbrications d’êtres architectoniques qui ne cessent de faire bouger leurs relations les uns aux autres, sollicitant une saisie qui rend compte d’un mouvement, d’une lisibilité des choses sous l’ordre d’une pulsation toute musicale. La saisie de l’architecture reste partielle, l’œil ne peut se bloquer sur une quelconque saisie d’ensemble, il doit se balader pour tenter d’appréhender la constitution apparemment simple et éprouvée de cette figure néo-moderniste. La saisie sensible glisse sur les parties, incapable de trouver une quelconque capture de la totalité. En cela, Pa’Ma’5 est bien une force musicale (et non sonore), elle est une pure musicalité de matières architectoniques. Lorsque nous désirons une musicalité dans une architecture, nous entendons qu’elle puisse pénétrer l’œil et la pensée comme un ensemble de matières doté d’une vibration ou d’un rythme lors de sa formation. Elle est le mode de formation. De fait nous n’avons pas circonscrit l’­usage dans un espace lisible dans son tout, il n’y a pas de correspondance entre l’espace et la surface. Cette musicalité sera accentuée par un rythme de dimensions donnée par les masses architectoniques et leur percées de dimensions inégales ; ainsi les deux fenêtres aux dimensions singulières (nous ne voulons pas faire disparaître la limite du dehors du dedans) telles deux trous absorbant toutes les intensités lumineuses et magiques. Tout se concentre dans ces deux percées qui apportent la mesure de ce démembrement architectonique musical. Comme s’il s’agissait d’un masque primitif qui donne à celui qui le porte une nouvelle force inhumaine, une force inhumaine où passent des puissances.

Synthèse connective

Paul Klee affirmait que l’art n’imite pas le visible, il rend visible. La (villa) Pa’Ma’5 matérialise les forces qui se sont rencontrées au cours de sa formation, topographie, désir de lisibilité d’une certaine modernité, objet partiel d’univers cinématographique, affect poétique d’une ritournelle.
Elle donne l’occasion de vibrer, elle décharge dans l’opulence de sa chair architectonique une musicalité constitutive : échelle intensive (passage des identités des figures géométrique à l’imbrication d’êtres spatiaux de surface), démembrement des espaces (les surfaces excèdent les espaces), déploiement et lieu architecturé. Autant de forces qui brouillent les signifiants du modernisme et du néo-modernisme. Rendre illisible le visible était la problématique du déconstructivisme, augmenter la lisibilité pour la rendre échangeable dans le cycle des échanges indifférenciés est le lot des architectures techniques, rendre visible l’invisible, c’est la monstration des schizes et autres dissimulations des libidos qui opèrent sur le champ social.

 

1/ Félix Guattari, Chaosmose, Ed Galilée, Coll  « L’espace critique », 1992 : p 37
2/ Paolo Portoghesi, after modern architecture, Ed Rizoli, 1982: pp 118-120
3/ John Hedjuk, Pewter Wings, Golden Horns, Stone Veils, Ed The Monacelli Press, 1997
4/ Frédéric Saint-Cricq, le palais de justice de Nouvel ou la réécriture de la modernité contrariée, Multitudes n° 26, Automne 2006